Par Kosisochukwu Charity Ani
Qui aurait cru que poster un simple lien vers un site permettant aux citoyens d’exprimer leur opposition au projet de loi de finances 2025 serait un crime passible d’arrestation ?
C’est pourtant ce qui est arrivé à Rose Njeri, ingénieure logicielle kényane, interpellée à son domicile de Nairobi le vendredi 30 mai 2025. Son "crime" : avoir développé un outil civique baptisé Civic Email, qui permettait aux citoyens d’envoyer directement un email à leurs députés pour leur faire part de leur opinion sur les projets gouvernementaux — en l’occurrence, le nouveau projet de loi de finances qui suscite de vifs débats en ligne et hors ligne.
Njeri et de nombreux Kényans estiment que certaines dispositions du projet entraîneraient une augmentation du coût de la vie. Elle a également exprimé des inquiétudes en matière de protection des données personnelles : le texte prévoit en effet de modifier les procédures fiscales pour permettre à l’administration fiscale kényane (KRA) d’accéder aux données personnelles sans décision judiciaire préalable.
Face à ces risques, Njeri a mis au point un outil simple permettant aux citoyens d’envoyer un email directement au greffier de l’Assemblée nationale et à la commission des finances, pour rejeter le projet de loi et faire entendre leur voix.
Le 19 mai 2025, Njeri a annoncé la plateforme sur son compte X (anciennement Twitter). Hébergée sur Netlify, celle-ci invitait les citoyens à cliquer sur un lien pour adresser un email à leur député.
En quelques jours, le site est devenu inaccessible, affichant l’erreur Site not found. Njeri l’a alors transféré sur une autre plateforme open source, Vercel, et l’a remis en ligne le 26 mai.
Réduite au silence par le code
Civic Email est un outil facile à utiliser avec un smartphone ou un ordinateur. L’utilisateur n’a qu’à ajouter son nom et sa signature à un modèle d’email pré-rédigé, puis cliquer sur "envoyer" pour que le message soit transmis au greffier de l’Assemblée nationale et/ou à la commission des finances.
Objet du modèle : "RE: MÉMORANDUM D'OPPOSITION AU PROJET DE LOI DE FINANCES 2025 (PROJET DE LOI N°19 DE 2025 DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE)"
Corps du message :
Monsieur/Madame,
En référence à l’objet ci-dessus :
Suite à l’invitation de l'Assemblée nationale à soumettre des commentaires sur ce projet de loi, et conformément :
- à la souveraineté du peuple et à la suprématie de la Constitution (chapitre 1 de la Constitution kényane de 2010),
- aux droits et libertés fondamentaux (chapitre 4),
- à l’éthique et à l’intégrité des agents publics (chapitre 6),
- au rôle du pouvoir législatif (chapitre 8),
- aux articles 10(2) et 118(1) qui imposent la participation du public aux processus législatifs,
je soumets ici mes observations :
1. Rejet de la section A, partie I, du premier annexe de la loi sur la TVA
Cette modification est incompatible avec les droits économiques et sociaux garantis à l’article 43 de la Constitution.
Supprimer le statut de produits exonérés de TVA sur les biens essentiels augmentera le coût de la vie et pèsera de manière disproportionnée sur les ménages à faibles revenus.
Le secteur agricole, pilier de l’économie kényane, sera également affecté, impactant négativement de nombreuses familles qui en dépendent.
2. Rejet des amendements aux sections 2 et 5 de la loi sur les droits d’accise
Ces amendements violent les protections contre la discrimination prévues à l’article 27 de la Constitution.
Étendre la taxe sur les services de crédit numérique aux prestataires non-résidents pénalisera les Kényans qui dépendent de ces prêts pour financer leurs besoins essentiels.
Cela alourdira les coûts d’emprunt et aggravera l’exclusion financière des ménages à faibles et moyens revenus.
3. Rejet des amendements à la section 59A de la loi sur les procédures fiscales
La suppression du sous-article 1B est inconstitutionnelle, car elle porte atteinte au droit à la vie privée (article 31).
Elle donnerait au commissaire de la KRA un pouvoir illimité d’accès aux données personnelles, y compris les transactions via M-Pesa, sans garanties suffisantes.
Les protections contre les abus potentiels restent inadéquates.
Conclusion
Je demande le retrait de ce projet de loi, qui :
- est proposé de mauvaise foi,
- ne tient pas compte des besoins économiques et politiques actuels des Kényans,
- renforcerait les abus de pouvoir de l’administration fiscale,
- instaurerait insidieusement une tyrannie numérique,
- accroîtrait la pauvreté et les marginalisations,
- compromettrait l’agenda transformationnel de la Vision 2030.
Je vous prie donc de le rejeter dans l’intérêt d’un avenir meilleur pour le Kenya.
Respectueusement,
(Prénom Nom)
(Signature)
Citoyen·ne du Kenya
La guerre du Kenya contre la civic tech
Le vendredi après-midi, cette ingénieure de 35 ans, militante numérique et mère de deux enfants, a été arrêtée à son domicile du quartier South B à Nairobi par des policiers en civil.
Ces derniers ont fouillé son appartement, confisqué son téléphone, son ordinateur portable et ses disques durs. Son "crime" ? Avoir simplement permis aux citoyens de contacter leurs représentants via un outil d’envoi d’emails.
Le mardi suivant, plus de 88 heures après son arrestation — en violation de l’article 49 de la Constitution qui exige une présentation au tribunal dans un délai de 24 heures — Mme Njeri a comparu devant la justice.
Elle est poursuivie en vertu de l’article 16 de la loi de 2018 sur la cybercriminalité et les abus informatiques pour "interférence non autorisée avec un système informatique", infraction passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 millions de shillings, de cinq ans de prison, ou des deux peines cumulées.
Les peines peuvent être alourdies en cas de circonstances aggravantes.
Mme Njeri a été libérée sous caution personnelle de 100 000 KES, en attendant une décision sur la validité des charges le 20 juin 2025.
Pendant ce temps, les Kényans se mobilisent sur les réseaux sociaux pour exiger sa libération, sous les hashtags #FreeRoseNjeri, #StopDigitalRepression et #RejectFinanceBill2025, massivement relayés sur X depuis plusieurs jours.
Un climat de répression numérique
L’arrestation de Rose Njeri a déclenché une vague d’indignation parmi les citoyens, responsables politiques et organisations de la société civile. Beaucoup dénoncent la répression des libertés numériques par le gouvernement kényan, qui utiliserait la police pour bâillonner la liberté d’expression et intimider les voix civiques.
Des ONG telles qu’Amnesty International, Paradigm Initiative, Baraza Media Lab et de nombreuses organisations africaines appellent le gouvernement kényan à :
- abandonner immédiatement toutes les charges contre Rose Njeri et restituer ses équipements saisis ;
- cesser d’utiliser les lois sur les TIC pour restreindre les droits légitimes et mettre fin aux arrestations arbitraires et aux saisies de matériel ;
- réformer la loi sur la cybercriminalité et la loi kényane sur les communications (KICA), et abandonner les projets de loi portant atteinte aux droits numériques ;
- élaborer des lois sur la cybersécurité respectueuses des droits humains en concertation avec les parties prenantes (universitaires, médias, société civile, communauté informatique) ;
- garantir un écosystème numérique ouvert, sûr et respectueux des droits, en évitant notamment les coupures arbitraires d’Internet, la censure et la surveillance illégale.
L’affaire de Rose Njeri dépasse le simple cas individuel : elle illustre une dérive préoccupante au Kenya, où les autorités instrumentalisent de plus en plus la loi et les forces de l’ordre pour intimider et réduire au silence les citoyens, militants, journalistes, blogueurs, technologues et opposants politiques.
Elle témoigne du rétrécissement alarmant de l’espace civique et des libertés numériques dans le pays.
Alors que les gouvernements du monde entier ont de plus en plus recours aux outils numériques pour contrôler et surveiller, la criminalisation des technologies civiques constitue une menace directe pour la participation démocratique.
L’utilisation répétée de lois floues sur la cybercriminalité pour cibler des citoyens exerçant leurs droits constitutionnels crée un précédent dangereux.
Pour que le Kenya demeure fidèle à ses principes démocratiques, il est essentiel de garantir que l’espace numérique reste ouvert, sûr et protégé — non seulement pour les technologues comme Njeri, mais pour tous les citoyens désireux de défendre la vérité et de faire entendre leur voix.