Par Kosisochukwu Charity Ani

La saison électorale crée souvent une atmosphère lourde de tensions et d’imprévisibilité. Les différentes parties prenantes se livrent alors une lutte acharnée pour dominer le récit public. Des discours émotionnels sont déployés pour influencer l’opinion et orienter les choix des électeurs. Le caractère unique des scrutins, combiné à l’omniprésence des réseaux sociaux, offre un terrain propice à la prolifération de la désinformation, entraînant confusion, divisions et scepticisme à l’égard du processus démocratique. Pour faire face à ce phénomène, il est indispensable de comprendre comment les fausses informations s’insinuent dans le processus électoral.

Dans le monde entier, les périodes électorales sont marquées par une surenchère de propagande et de stratégies plus ou moins douteuses : désinformation, sabotage, chantage, et parfois même violences. Ce n’est pas pour rien que l’on dit que « la politique est un jeu sale ». Entre 2022 et 2024, les élections africaines ont connu une nouvelle vague de désinformation, alimentée par l’intelligence artificielle (IA), notamment sous la forme de deepfakes. Ces contenus synthétiques menacent gravement les processus démocratiques en remodelant les perceptions, en particulier dans les zones rurales où la culture numérique reste limitée. Ils servent à manipuler l’opinion publique, discréditer des personnalités politiques et semer la confusion chez les électeurs. L'usage de l’IA dans les campagnes politiques ne constitue pas une simple évolution technologique : c’est une transformation profonde qui ébranle les fondements mêmes de la démocratie en Afrique.

Pourquoi l’Afrique est-elle vulnérable ?

Selon le Rapport 2024 sur les risques mondiaux du Forum économique mondial, la désinformation et la mésinformation figurent parmi les risques globaux les plus graves pour les deux années à venir, et les cinquièmes sur les dix prochaines années. Le rapport souligne que la présence de fausses informations dans les processus électoraux peut gravement compromettre la légitimité, tant réelle que perçue, des gouvernements nouvellement élus. Il en résulte un risque accru de troubles politiques, de violences, de terrorisme et une dégradation progressive des institutions démocratiques à long terme.

Bien que les deepfakes puissent être utilisés à des fins créatives légitimes, ils sont de plus en plus employés comme outils de désinformation dans les arènes politiques. Ces contenus permettent de superposer les visages de politiciens sur d’autres corps ou de générer des vidéos et des enregistrements audio entièrement fictifs, rendant la distinction entre vérité et mensonge particulièrement difficile pour les électeurs.

Les démocraties africaines se trouvent particulièrement exposées à cette menace en raison de plusieurs facteurs : une forte utilisation des réseaux sociaux, une faible culture numérique, et un cadre réglementaire encore insuffisant concernant les médias synthétiques. Les campagnes politiques exploitent massivement les outils numériques ; or, en l’absence de contrôle adéquat et d’une sensibilisation suffisante du public, la désinformation peut s’y répandre à grande échelle. De surcroît, les deepfakes exploitent les tensions politiques existantes et instrumentalisent les questions sociétales pour attiser les divisions.

Exemples de désinformation par IA dans les élections et l’espace politique africains (2022-2024)

Kenya (élections générales de 2022)

D’après une enquête de l’Institut Reuters, 75 % des consommateurs d’information au Kenya ne parviennent pas à distinguer les vraies informations des fausses en ligne. Des vidéos générées par IA ont montré des politiciens tenant des propos incendiaires, par la suite démentis par les intéressés — mais non sans avoir semé la confusion parmi les électeurs.

Un faux article partagé sur Facebook prétendait que l’IEBC avait par erreur ajouté 9 200 voix à Raila Odinga. La tension fut telle que Nation Africa, supposé auteur de l’article, a dû officiellement démentir toute implication.

Par ailleurs, une interview authentique de Rigathi Gachagua fut détournée. Diffusée avec une fausse traduction anglaise, elle semblait le montrer affirmant : « Nous allons tuer [Safaricom] et redistribuer l’argent aux citoyens. » En réalité, il avait déclaré : « Si l’on redistribue les gains d’une grande entreprise comme Safaricom au bénéfice de nombreuses petites entreprises, le revenu fiscal global en sera multiplié. » Cette manipulation démontre comment images, vidéos et légendes trompeuses peuvent façonner l’opinion des électeurs.

Nigeria (élections présidentielles de 2019 et 2023)

Lors des élections nigérianes, plusieurs vidéos et images truquées ont circulé, affirmant à tort que certains candidats bénéficiaient de soutiens étrangers. Une vidéo montrant des stars hollywoodiennes soutenant Peter Obi fut ensuite démentie : il s’agissait bien d’un contenu généré par IA.

En 2019, de faux messages prétendirent que le mouvement LGBTQ du Nigeria soutenait Atiku Abubakar, dans le but de discréditer ce dernier auprès d’un électorat conservateur. Une capture d’écran truquée d’un tweet parodique affirmait qu’il comptait légaliser le mariage homosexuel dans ses 12 premières semaines de mandat. L’objectif : ruiner ses chances dans le Nord du pays.

Lors de la présidentielle de 2023, une rumeur prétendit que l’ancien président Olusegun Obasanjo avait fait irruption au siège de l’INEC pour empêcher des fraudes. Qosim Suleiman, journaliste présent sur les lieux, confirma que cette information était fausse et appuya ses dires par des preuves photographiques. Une recherche d’image inversée révéla également que l’une des photos utilisées provenait en réalité d’une ancienne rencontre entre Atiku et Obasanjo.

D’autres fausses accusations circulèrent : un ministre aurait eu accès aux résultats avant leur publication officielle, et une photo montrant le président élu soudoyant le président de la Cour suprême fit le tour des réseaux sociaux.

Autre exemple : un tweet viral de Lauretta Onochie, conseillère présidentielle, prétendait qu’Atiku Abubakar distribuait argent et nourriture pour acheter des votes. La photo associée datait en réalité de 2017 et provenait d’une action caritative de la Fondation Kokun.

Afrique du Sud (élections de 2024)

Pendant les élections sud-africaines de 2024, une vidéo deepfake montrait Donald Trump soutenant le parti Umkhonto we Sizwe (MK). Ce contenu, très viral, a trompé de nombreux électeurs. Selon une étude de Nehring et Allen, il s’agit du contenu IA le plus partagé pendant ce scrutin — et ce n’était pas la première fois que des deepfakes accompagnaient des transitions de pouvoir.

Ghana (élections générales de 2024)

Au Ghana, une vidéo falsifiée montrait le vice-président Mahamudu Bawumia chantant une chanson chinoise. Nombre de citoyens crurent à son authenticité.

Autre cas marquant : une vidéo montrant le Dr Matthew Opoku Prempeh, candidat à la vice-présidence, promettant de restituer des excavatrices confisquées à des exploitants miniers illégaux. Ce clip déclencha un vif débat, dans un pays où la lutte contre le galamsey (extraction minière illégale) est une question cruciale. Malgré le démenti rapide de l’équipe de campagne, la vidéo continua de circuler.

Une autre vidéo deepfake, prétendument issue d’un documentaire d’Al Jazeera, suggérait qu’un conflit de chefferie à Bawku pourrait dégénérer en génocide si Bawumia était élu. La narration, générée par IA pour susciter la peur, fut ultérieurement discréditée.

Enfin, de fausses informations, imitant des médias réputés, furent massivement diffusées. Certains responsables politiques contribuèrent à cette confusion en qualifiant des nouvelles vérifiées de « FAKE NEWS », brouillant davantage la frontière entre le vrai et le faux.

Combattre la menace

La désinformation ne se contente pas d’éroder la confiance du public : elle alimente aussi des violences pouvant entraîner des pertes humaines et matérielles.

La désinformation générée par l’IA — en particulier via les deepfakes — fait peser de lourdes menaces sur la démocratie africaine. Elle ne se limite pas aux vidéos truquées ou aux images manipulées : elle se manifeste également à travers de fausses affirmations sur les réalisations des candidats, des sites web frauduleux, des comptes parodiques, des bots, des influenceurs rémunérés et même des représentants gouvernementaux.

Face à la prolifération de ces techniques, il est urgent de déployer des stratégies globales pour protéger l’intégrité des processus démocratiques. Cela passe par :

  • des investissements dans les technologies de détection ;
  • une sensibilisation renforcée du public ;
  • l’adoption de réglementations robustes capables de s’adapter aux défis évolutifs posés par les médias synthétiques.

Protéger les démocraties africaines contre la désinformation générée par l'IA est un impératif pour garantir des élections libres, équitables et crédibles.