La Russie déploie en Afrique un écosystème souple mêlant acteurs publics, agents privés et relais locaux. Sous un discours « anticolonial », ces réseaux produisent et amplifient des contenus pro-Kremlin, rémunèrent des voix influentes et courtisent des médias fragilisés. Objectif : légitimer la présence russe, affaiblir l’influence occidentale et installer une puissance d’influence durable auprès de la jeunesse.

Qui sont les acteurs ?
Le dispositif combine canaux officiels et filières informelles. Au cœur de la vitrine « soft power » figurent les « Maisons russes » (réseau de Rossotrudnitchestvo). Elles proposent cours de langue, bourses et événements culturels. Elles ciblent en priorité la jeunesse et les élites administratives, en diffusant parfois des contenus médiatiques pro-Kremlin.
En parallèle, un réseau d’entrepreneurs de l’influence et de proxys locaux travaille la sphère numérique et médiatique. Enquête à l’appui, "Forbidden Stories" décrit des relais cooptés parmi artistes, activistes, blogueurs et journalistes. Leur mission : peser sur l’opinion et normaliser le récit pro-russe, souvent après des voyages "d’immersion" en Russie.
Ce maillage s’appuie aussi sur des programmes opportunistes comme Alabuga Start. Officiellement, ces offres promettent formation, salaire et mobilité sociale à de jeunes femmes africaines. Dans les faits, plusieurs témoignages et alertes évoquent tromperie, pressions et affectation à des tâches liées à l’effort de guerre russe. Les plateformes d’alerte documentent un schéma récurrent : promesses d’éducation et de revenus décents, puis affectation à des tâches dans des usines liées à la fabrication de drones, sous contraintes de mobilité et de parole. Le site "AlabugaTruth" évoque au moins 200 femmes piégées dans la zone économique spéciale d’Alabuga, confrontées à des amendes, menaces et à des risques industriels (manipulation de produits chimiques, attaques de drones).
Au Botswana et en Afrique du Sud, les autorités ont réagi face à des signaux de traite d’êtres humains liés au programme. Des influenceurs ayant promu ces offres ont présenté des excuses et supprimé leurs contenus. Ce marketing d’influence est central : il capte l’imaginaire d’un départ "gratuit" et d’une ascension rapide, puis convertit des ambitions individuelles en main-d’œuvre bon marché.
Les leviers d’influence : messages idéologiques, contenus sponsorisés et réseaux de formation
"La présence russe a changé notre façon de traiter l’information. Les journalistes ont été achetés par des agents de Moscou via la junte pour faire de la désinformation"
Le socle narratif est clair : dénoncer un "néocolonialisme" occidental et valoriser une alternative multipolaire. Ce cadrage sature réseaux sociaux, radios et titres de presse dès que les pouvoirs en place resserrent l’espace médiatique. "Forbidden Stories" décrit l’ascension d’un contenu "anti-impérialiste" omniprésent après les coups d’État au Sahel.
Dans un premier temps, la stratégie passe par la production et le relais de contenus. Les proxys locaux créent des pages, émissions et formats courts réutilisables. Ils recyclent aussi des vidéos et reportages pro-Kremlin. Les "Maisons russes" servent ponctuellement de vitrines de projection médiatique (projections, ateliers, partenariats), consolidant un récit favorable à Moscou.
Dans la continuité de ces opérations médiatiques, s’ajoutent des incitations matérielles et contrats. "Forbidden Stories" rapporte des cas de cooptation de figures locales via contrats, avantages et promesses de visibilité. Des voyages "d’J’IMAGINétude" en Russie, parfois jusqu’en zones occupées en Ukraine, nourrissent un story-telling positif repris ensuite sur les réseaux et dans des événements pro-russes.
"J’évite maintenant de traiter les sujets qui peuvent me faire disparaître du jour au lendemain".
Parallèlement à ces démarches d’influence ciblées, un autre axe consiste en un ciblage de journalistes et de médias fragiles. Dans des environnements où les revenus publicitaires chutent et les pressions augmentent, certaines rédactions deviennent vulnérables. Des cours, "académies" et formations adossées à des structures pro-Kremlin servent d’ascenseurs d’influence. Des journalistes décrivent autocensure, achats de contenus et campagnes de dénigrement contre les voix critiques. "La présence russe a changé notre façon de traiter l’information. Les journalistes ont été achetés par des agents de Moscou via la junte pour faire de la désinformation" raconte un reporter nigérien. Un constat partagé par un confrère malien, spécialisé dans la lutte contre la désinformation : "On ne sait plus qui est vraiment qui désormais dans ce pays" déplore-t-il. Au Burkina Faso, un autre journaliste craint pour sa vie : "J’évite maintenant de traiter les sujets qui peuvent me faire disparaître du jour au lendemain".
Enfin, cette dynamique d’emprise se prolonge à travers des campagnes de recrutement trompeuses. L’affaire Alabuga Start illustre l’attrait d’offres alléchantes relayées sur X, Telegram et Facebook. Au bout du parcours, des participantes rapportent des salaires inférieurs aux promesses, une surveillance accrue et des conditions de travail éprouvantes. Les autorités sud-africaines ont ouvert une enquête ; des influenceurs locaux ont retiré leurs vidéos de promotion.
Effets en Afrique de l’Ouest : légitimation politique, fragilisation médiatique, risques pour les jeunes
Tout d’abord, la dynamique passe par une légitimation politique. L’alignement de certains pouvoirs au Sahel sur des partenaires russes s’accompagne d’une normalisation des contenus pro-Kremlin. Les pages et antennes pro-russes occupent l’espace médiatique laissé par les médias suspendus ou affaiblis. Le résultat : une banalisation du recours à des mercenaires et une acceptation des récits hostiles à l’Occident.
Dans le prolongement de cet ancrage politique, la fragilisation des médias joue un rôle central. Dans des marchés publicitaires restreints, la dépendance à des financements tiers expose les rédactions à des pressions éditoriales. Les campagnes de dénigrement en ligne et la peur des représailles nourrissent autocensure et conformisme. Des journalistes maliens, burkinabè et nigériens décrivent un climat de risque et d’opacité sur l’origine des financements.
En parallèle de cette vulnérabilité médiatique, émergent des risques spécifiques pour la jeunesse. Les bourses et promesses d’emploi constituent des leviers puissants. La cible prioritaire est la jeunesse connectée, qui consomme des formats courts et viraux. Quand ces parcours débouchent sur exploitation ou propagande, la déception individuelle devient coût social : décrochages, endettement familial, et parfois participation involontaire à des chaînes de production de guerre.
Une propagande transnationale en réseau
Le modèle observé est transnational et modulaire. Il associe des vitrines légales (Maisons russes, cursus, événements), des plateformes médiatiques et des réseaux d’influence qui s’agrègent autour de récits simples : dignité nationale, souveraineté, sécurité. Les voyages, formations et contrats servent à fidéliser des relais capables de produire et amplifier localement des contenus.
Ce système profite des fragilités : précarité des journalistes, dépendance des médias, chômage des jeunes diplômés. Il avance par opportunités, au gré des recompositions politiques et de l’espace laissé par le retrait ou l’impopularité d’acteurs occidentaux. Il n’est pas monolithique : il s’adapte aux contextes nationaux, en combinant discours idéologique et offres matérielles.
Derrière des initiatives culturelles et éducatives, Moscou déploie un réseau discret mais efficace : contenus pro-Kremlin, relais médiatiques cooptés et opportunités trompeuses pour la jeunesse. Les Maisons russes et le cas Alabuga illustrent deux faces d’une même offensive : séduire et capturer l’attention de la jeunesse pour légitimer une présence durable.
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